Question de foi – Regarder notre vie à la lumière de l’Evangile
Partir, porter des bagages, marcher, faire une pause, tomber, rendre grâce… Comment ne pas percevoir dans nos situations humaines des appels évangéliques majeurs ? A l’issue de l’assemblée générale, la retraite prêchée par le Père Michel Pagès avait séduit les 74 participants qui, durant deux jours, se sont rassemblés au centre spirituel de l’Assomption de Lourdes. Aujourd’hui, avec l’aumônier national de LCE, revisitons ces formules-clé qui invitent à prêter attention aux événements que l’on traverse à la lumière de l’Evangile. Entretien :
Tout au long de la retraite, vous avez souhaité revenir à l’essentiel, en invitant à la solidarité, à l’attention aux autres, à la nécessité de devenir « plus simple et plus vrai » mais aussi à la façon de garder à l’esprit « le temps pour soi en lien avec le temps pour Dieu ». Vous vous êtes appuyé sur de multiples références, en particulier le livre « Une vie bouleversée » d’Etty Hillesum. Pourquoi avez-vous été touché par son histoire ?
Le livre révèle la correspondance de cette femme juive qui a traversé l’épreuve de la maladie et qui, au cœur du conflit de la Seconde guerre mondiale, a connu la précarité de sa situation avant d’être conduite dans un camp de concentration, où elle est décédée. Dans les textes qu’elle écrivait, j’ai trouvé une réflexion si belle, si éclairante que j’ai voulu en faire un support pour que chacun puisse ensuite la creuser pour aller plus loin. A chaque instant, il importe d’être attentif aux événements de sa vie personnelle mais aussi aux situations traversées par les autres. Nous avons tous à accueillir cette solidarité, pour la faire vivre en Lourdes Cancer Espérance.
L’une des premières notions que vous avez évoquées tient en un verbe : Partir. L’expression ouvre sur des réalités très diverses. Quelle est votre réflexion à ce sujet ?
Partir, c’est se référer aux étapes de la vie. Notre croissance est d’abord humaine et spirituelle. Faire des choix, déménager, changer de regard, évaluer une situation autrement sont des façons de partir, mais cette notion englobe aussi d’autres réalités, comme la difficulté de celui qui veut mourir, qui dit « je ne peux plus. » Pour l’accompagnant, il faut entendre ce cri, se taire, être présent à côté du malade. Pourquoi formule-t-il cette envie de tout lâcher, de tout quitter ? Cela peut être dû à une récidive, à sa famille qui l’abandonne, au sentiment de ne plus avoir la force après s’être déjà battu courageusement. Il importe alors de se rappeler la Parole de Jésus : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin de temps » (Mt 28,20-) et qui donc nous exhorte : « A la croisée de tes chemins, reprends la route avec moi ». Jésus nous invite à faire un pas de plus, car il est avec nous.
Vous parlez aussi des bagages qui sont les nôtres, tantôt encombrants, tantôt pleins de richesses. Cette image résume bien la manière de nous situer face à la vie, dans tout chemin que nous prenons…
Nous sommes tous très chargés : de quoi, de qui, de quelles idées ? Quels encombrements constatons-nous dans notre vie ? Mais les bagages peuvent être aussi remplis des présents que nous voulons remettre aux autres. Qu’avons-nous reçu comme dons ? Comment les faire grandir et fructifier ? Sommes- nous suffisamment attentifs aux dons des autres ? A Lourdes Cancer Espérance, le poids de la maladie ne doit pas envahir toute la vie. Qu’y a-t-il comme don, comme grâce, comme capacité, comme volonté qui s’exprime et que nous ne voyons pas toujours ? Avec l’Evangile, nous sommes invités à regarder notre vie, à ajuster les choses, à « remettre les pendules à l’heure », comme en témoignait un pèlerin. Parfois on donne trop de temps à nos soucis, ce qui risque de nous pénaliser. Il ne faut pas oublier de donner ce même temps à ce qui est plus positif et qui nous attire vers la vie, vers la lumière.
Vous insistez sur l’importance de prêter attention au don des autres, en particulier quand on exerce une responsabilité, comme peuvent le faire les délégués au sein de l’association…
Etre délégué, c’est une mission et non un honneur. La personne qui endosse cette responsabilité a des capacités indéniables pour animer un groupe mais, à son tour, elle doit être attentive aux dons des autres. Cet engagement demande patience et doigté. Il faut savoir se faire aider. Cela compte quand des conflits surviennent. J’aime à rappeler l’attitude de Jésus qui, rencontrant la pécheresse publique que l’on voulait lapider (Jn 8,1-11), l’interpelle en des termes que l’on pourrait reprendre ainsi : « ton avenir est possible. Réinvestis-toi dans ta vie, tu es capable d’en faire autre chose ». A ceux qui la dénoncent, il dit : « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ! » Jésus ne réduit jamais une personne à son péché, aux heurts qui peuvent survenir. Il oriente toujours vers l’avenir. L’Eglise n’est pas une citadelle. Au contraire, elle est ouverte au monde. Plein de portes permettent d’y accéder. J’ai fait mienne la parole du Pape Jean XXIII qui, à l’ouverture du Concile Vatican II, s’exprimait ainsi : « Je voudrais que l’Eglise se fasse conversation avec le monde. » Ecouter les gens, les accueillir, voilà une mission spécifiquement chrétienne. L’Eglise est dans le dialogue. A Lourdes Cancer Espérance, les responsables sont appelés à « se faire conversation » avec les autres.
Comment « rendre grâce » et faire l’expérience de la grâce ?
Nous avons tous reçu des dons, et il faut en rendre grâce. Saint Paul disait merveilleusement : « Qu’as-tu que tu ne l’aies reçu ? » (I Cor 4, 7). Rendre grâce, c’est être dans la joie. A l’occasion de la béatification du Pape Jean-Paul II, j’ai pu me rendre à Rome. Quand ce dernier a été déclaré bienheureux, les gens ont exprimé leur joie, dans un mouvement spontané. Certains se sont même pris dans les bras. La joie était palpable. Une question se pose : comment sommes-nous signes de la gratuité de Dieu ? Y a-t-il un bonheur plus grand que celui de transmettre sans attendre en retour, à rendre service ? J’aime beaucoup ce que dit le Père Horacio Brito, Recteur des Sanctuaires Notre-Dame de Lourdes : « Lourdes, c’est d’abord une grâce. » Je reprendrai sa pensée pour dire que « Lourdes Cancer Espérance, c’est d’abord un don, une grâce ». Bernadette a été l’objet d’une grâce car elle avait compris qu’elle avait un chemin à faire, et elle l’a accompli à Nevers. Lourdes Cancer Espérance sera fidèle à sa vocation si on vit tout ce que l’on vit au service de l’autre, « en rendant grâce ».
« Marcher », n’est-ce pas « repartir » ?
Dans la vie, tant de choses nous arrêtent. Quand on est confronté à une difficulté, on est souvent tenté de dire : « j’arrête tout. » Et pourtant, au fond du cœur, la seule envie n’est-elle pas d’être des « marcheurs de Dieu », de marcher dans la vie ? Le récit d’Emmaüs est significatif (Lc 24, 13-35). Alors qu’ils reviennent de Jérusalem, les deux disciples sont las, effondrés. Cela faisait plusieurs années qu’ils suivaient Jésus en ayant mis leur espoir en lui. Ils sont aveuglés par leur peine alors même que Jésus les rejoint pour marcher avec eux. « Tu es le seul à ne pas savoir ce qui s’est passé », lui confient-ils. Quand Jésus fait semblant de vouloir poursuivre la route sans eux, ils le retiennent : « Reste avec nous. » Et c’est au moment de la fraction du pain que leurs yeux s’ouvrent et qu’ils le reconnaissent. Jésus, c’est celui qui nous dit aujourd’hui : « Je ne vous quitte jamais. Je vous rejoindrai sur la route presqu’à votre insu. » Dans le journal que tenait Etty Hillesum, il est un passage qui révèle sa propre quête : « Ne pourrait-on apprendre aux gens qu’il est possible de « travailler » à sa vie intérieure, à la reconquête de la paix en soi », écrit-elle « de continuer à avoir une vie intérieure productive et confiante, par-dessus la tête – si j’ose dire – des angoisses et des rumeurs qui vous assaillent. Ne pourrait-on leur apprendre que l’on peut se contraindre à s’agenouiller dans le coin le plus reculé et le plus paisible de son moi profond et persister jusqu’à sentir au-dessus de soi le ciel s’éclaircir – rien de plus mais rien de moins. » La Résurrection n’est pas une option chrétienne. Jésus a été jusqu’au bout de la déréliction. Jésus nous rejoint sur la route. Etty exprime cette pensée, même si elle n’était pas de confession chrétienne. Il importe d’accueillir dans nos vies, comme « déjà là », le Royaume dont parle Jésus.
Cultiver la joie n’est-ce pas une façon d’être fidèle aux valeurs de l’Evangile ?
Si nous sommes bienveillants, nous sommes le signe d’une joie qui vient de Dieu. J’ai commencé à réfléchir sur la prochaine retraite, et je creuse cette réalité magnifique « la bienveillance », avec ses conséquences concrètes sur notre manière de « visiter », de « servir », de « vivre un engagement », notamment en lien avec « le monde des soins » que la réalité du cancer nous fait rencontrer… Mgr Boulanger employait l’image des tournesols qui se tournent vers la lumière du soleil. Il faut chercher ce qui peut être le signe de la joie de Dieu. Le Christ voit toujours le bien chez les autres, même chez le pécheur. Dans un monde qui ne sait pas où est son orientation profonde, nous pouvons éprouver des difficultés à vivre. Pourtant, Dieu donne en abondance. La parabole des talents nous éclaire (Mt 25,14-30). Comment nous servons-nous de ce que nous avons reçu ? En Jésus, Dieu donne tout. Il est mort sur la croix pour le salut « de la multitude ». A la fin des temps, nous serons face à Dieu : « C’est à la manière dont vous aurez aimé que vous serez jugés. Commencez par aimer ! » Dans le cadre de mon ministère auprès des personnes malades, je suis constamment le témoin de cet amour qui s’exprime dans les situations les plus difficiles. J’ai vu tout l’amour d’une mère pour sa fille atteinte d’un handicap mental et qui, en raison de la maladie, a rendu l’âme à 27 ans. A son chevet, sa mère a trouvé ces mots qu’elle était la seule à pouvoir dire.
Elle l’accompagnait, la rassurait pour qu’elle affronte ce passage vers l’autre rive : « Peut-être auras-tu du mal à respirer », lui a-t-elle dit, « mais ne t’inquiète pas, nous sommes tous là auprès de toi. Peut-être vas-tu voir traverser des ténèbres, ne t’inquiète pas, au bout il y a un jardin, et dans ce jardin, de la joie ». A ses côtés, nous étions là, dans le respect profond de ce qu’elle disait et de ce qui se vivait. Tout cet amour partagé, cette vie célébrée, est une grâce de Dieu. J’en ai été le témoin, et j’en témoigne…
Propos recueillis par Béatrice Rouquet.
Photos : Philippe Cabidoche