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Père André Cabes : « A travers Marie, on trouve une pédagogie de l’Esprit proposée à Bernadette »

Que nous indique le titre de votre livre « Lourdes, un pèlerinage spirituel » ?

Le titre de la première édition était « Marie, chemin de source vive ». Le point commun entre ces deux titres réside dans les termes « pèlerinage » et « chemin ». La foi chrétienne est un itinéraire. Les premiers chrétiens sont des « disciples de la Voie ». Quand le Seigneur a fait sortir les Hébreux d’Egypte, il les a conduits vers la Terre Promise. Il ne s’agit pas de tourner en rond dans le désert. L’itinéraire de Bernadette n’est pas une succession d’événements juxtaposés. Il nous fait revivre l’Evangile aujourd’hui. Lourdes nous offre un guide sur un chemin qui est orienté. Le guide, c’est Marie ; la première des disciples, Bernadette. A travers Marie, on trouve une pédagogie de l’Esprit proposée à Bernadette.

Dans votre livre, on trouve souvent la notion de liberté. Vous écrivez : « Dieu est celui qui donne sens à votre vie sans l’absorber ou l’écraser. Il est Celui qui, de l’intérieur, suscite votre liberté et lui donne de s’épanouir dans l’Amour. » Plus loin, vous ajoutez : « Tous nous avons à faire le chemin qui conduit de nos cachots à la Grotte. Nous arrivons alors à ce point ultime où l’homme pèlerin, dépouillé de toutes ses prétentions, n’est plus qu’attente et appel. Le pèlerinage révèle à l’homme le secret de son aspiration, la réveille et la creuse encore davantage. (…) La clarté une fois perçue témoigne d’un horizon qui s’adresse à sa liberté. » Quelle est votre définition de la liberté ?

La liberté est une intuition fondamentale de la révélation chrétienne. Le Seigneur est venu prendre un peuple esclave pour le rendre libre. Les Hébreux étaient esclaves en Egypte. Ils ont dû accepter l’intervention de Dieu pour avancer vers leur liberté. Il ne s’agit pas d’un bien définitivement acquis. Il faut suivre un processus de libération. L’homme doit se laisser libérer. La liberté est souvent perçue de façon égocentrique : « Je suis libre, je peux faire ce que je veux, quand je le veux. » Dans ce raisonnement, la seule référence, c’est soi. Cela fait penser à la feuille qui, détachée de l’arbre, est emportée par le vent. Mais cette feuille est morte. Nous n’avons pas la vie par nous-mêmes. La liberté ne peut être perçue qu’en relation. En 1858, Bernadette vivait au cachot avec sa famille. Elle était prisonnière de sa maladie, de sa condition sociale, de son analphabétisme. Au sein de ce cachot, elle a été visitée. Elle a été tirée du cachot et conduite à la Grotte à travers un itinéraire. La Grotte était un lieu très symbolique. Bernadette s’est trouvée devant un canal, et ne pouvait aller plus loin. Face nord, la Grotte est un trou noir dans le rocher. Dans cet espace, Bernadette va entendre et voir du nouveau. Elle va être mise en relation avec une autre réalité, tout en restant ancrée dans son environnement et dans le présent. Un coup de vent se manifeste. L’existence de Bernadette est reliée. Elle doit reconnaître une orientation et la suivre. Sur ce chemin du cachot à la Grotte, sa sœur Toinette et  son amie Baloum lui proposent de s’arrêter dans une prairie qui appartient à M. Laffitte. Bernadette refuse car elle craint qu’on les considère comme des voleuses. Sans s’en rendre compte, Bernadette trace la route vers cet endroit où elle est attendue. Quand on parle de liberté, il ne faut pas croire qu’elle est absolue et centrée sur moi. Elle serait alors synonyme d’esclavage (de mes fantaisies, de mes peurs…) Il faut mettre la liberté en relation avec la foi, la confiance, en ce Dieu qui veut faire le lien, l’unité de l’existence. La liberté sans Dieu vire très vite à l’esclavage.

Vous insistez aussi sur la notion de vérité, qui « précède » l’homme. Vous écrivez : « Il ne se fait pas mais se reçoit. La seule conquête qu’il doive réussir est le fruit de la victoire sur l’égoïsme et le repli. Son être, il ne le conquiert pas, mais l’accueille chaque jour. ( ..) Bernadette reçoit en Marie la vérité de son être, et elle l’accueille. » Comment être vrai avec soi-même ?

Nous sommes vrais si nous sommes en accord avec ce pour quoi nous sommes faits. Il ne s’agit pas seulement d’être sincère mais d’être dans la bonne direction. La vérité de l’homme, c’est de correspondre à sa vocation, de répondre à l’appel. Aujourd’hui, la liberté de l’individu pourrait être celle du renard libre dans le poulailler libre, la liberté du plus fort. Or, je ne suis moi-même que si j’ai bien conscience d’où je viens et où je vais. Je ne me fabrique pas moi-même en fonction de mes envies. Au contraire, je suis « provoqué » et « appelé ». La vérité n’est pas une donnée brute, comme une destinée qui m’obligerait. La vérité se construit, pas seulement à partir de moi-même, mais dans une réponse. D’où l’importance de l’écoute. Il s’agit du premier commandement de Dieu à Israël. A la Grotte, Bernadette est aussi amenée à écouter ; si elle s’y était refusée, son existence n’aurait pas été bouleversée. La maladie même peut être un temps d’arrêt qui permet une écoute nouvelle. C’est une liberté nouvelle pour pouvoir être ce que je suis en vérité mais que j’ignore souvent, car je ne sais pas écouter. Lourdes pourrait être une pédagogie de l’écoute. Tout cela se réalise dans la prière. La prière, c’est l’âme de notre vie, l’antidote à la solitude. J’ai le choix entre m’écouter moi-même, (et je perçois alors une caisse de résonance où chaque bruit se renvoie à lui-même), et entrer dans le mouvement de la prière. Je peux alors laisser jouer dans ma vie la vraie musique de l’Esprit Saint. Il saura me faire donner le meilleur de moi-même. La prière n’est pas du temps perdu. C’est l’âme de tout le reste. Quand j’étouffe, je manque d’oxygène. Si je ne prends pas le temps de prier, je cours le risque de l’asphyxie.

Concernant Bernadette confrontée à la maladie, vous dites : « La maladie a été pour elle une occasion de se laisser travailler en creux : l’amour était plus fort que sa souffrance, et déjà mystérieusement, elle rencontrait la joie. » Pouvez-vous nous en parler ?

Bernadette a dit cette phrase : « Je suis plus heureuse sur mon lit de douleur, avec mon crucifix, qu’une reine sur son trône. » Il s’agit pour elle d’accueillir une présence. Si Celui qui m’aime est le Vivant, je vis de Lui. La maladie en soi n’est pas bonne car elle renvoie à la destruction. Mais elle peut être l’occasion d’une disponibilité nouvelle. La maîtresse des novices disait à Nevers : « Laissez-vous travailler en creux. Le bon Dieu se chargera de le remplir ». Marie est pleine de grâces, et vide d’elle-même. Il ne faut pas avoir peur de nous vider de notre pauvre réalité humaine de façon à ce qu’Il nous enrichisse. Il ne faut pas cultiver le désir de souffrir, mais toute vie comporte sa part de souffrances. Il faut travailler à nous aider les uns les autres pour que, confrontés à la maladie, nous puissions creuser la place d’un accueil. Lorsque la mort arrive, on est rempli de Dieu. Bernadette a été peu à peu laminée. Elle a dit qu’elle était « moulue comme un grain de blé ». Cette image rappelle le moulin de son enfance, mais on voit aussi comment sa vie devient le corps du Christ. Le grain de blé moulu va servir à faire du bon pain dont nous nous nourrissons. A Lourdes, les malades sont nos maîtres, non pas parce qu’on a décidé de les servir, mais parce qu’ils portent la lumière d’une autre présence. Dans leur pauvreté, qu’elle soit physique ou mentale, ils s’ouvrent à la richesse du Dieu qui se donne.

Le corps intact de sainte Bernadette à Nevers. Photo P. Cabidoche (D.R.)

Vous mettez l’accent sur la pédagogie du message de Lourdes. « La leçon de Lourdes est une leçon d’Evangile. Avance au large et jette les filets. Apprends à dire oui. » …

L’Evangile est un itinéraire. Le Seigneur nous prend dans nos recherches, que nous soyons dans la barque en train d’arranger les filets, de faire nos comptes dans les bureaux de la douane, de méditer sous le figuier. « Tu cherches, Je vais t’aider à trouver. » Dans la vie, on éprouve une grande joie à trouver quelqu’un derrière qui marcher. «  Marche derrière Moi ». Il faut savoir être des apprentis. Un moine de Tournay, âgé de plus de 90 ans, aime à dire : « Je suis toujours un apprenti ». Saint Augustin disait : « Donne-moi Seigneur de chercher la vérité de façon à la trouver et donne-moi de la trouver de façon à la chercher encore. » Heureux celui qui a trouvé un maître, qui pourra l’aider à grandir. Le maître n’est pas celui qui nous écrase mais celui qui nous fait grandir. Jésus parlait avec autorité, non dans le sens de « domination », mais dans celui « d’augmentation ». Avec l’aide de Marie, Bernadette a pu avancer dans la lumière. Marie a été la catéchiste de Bernadette et l’a aidée à préparer sa première communion. On peut remarquer que les grandes Apparitions ont eu lieu un jeudi, préparant ainsi le jeudi de la Fête-Dieu où Bernadette a fait sa première communion. On passe alors du cachot à la Grotte, et de la Grotte à la chapelle. La communion, le sacrement, c’est une troisième étape. On voit aussi comment, spontanément, à Lourdes, la foule s’est rassemblée. Quand les hommes se rapprochent de Dieu, ils se rapprochent les uns des autres. Nous sommes un peuple de frères. A Lourdes, on se découvre mutuellement, dans la joie du pardon, la rencontre gratuite, l’apprentissage d’humanité. En allant vers Dieu qui est ma source, je suis obligé de m’ouvrir au cœur de Dieu, de m’ouvrir à mes frères. « Avance en eau profonde », vers la source, « Avance au large », vers les autres. Si je vais vers Dieu en refusant les autres, c’est comme si j’allais vers le Père en me privant de mes frères. En allant vers les autres sans me référer à Dieu, je les priverais de la lumière qu’ils portent, j’en ferais des concurrents, des rivaux. Les « spectateurs » qui venaient à Lourdes ne voyaient pas les Apparitions mais Bernadette et la lumière de son visage. Il faut voir cette lumière sur le visage de nos frères.

Vous soulignez que l’on ne peut dissocier l’individu et l’universel. « L’attention privilégiée que je porte à l’un de mes frères est le passage obligé qui me conduit tout droit à l’amour universel »…

Il ne faudrait pas faire de l’universel quelque chose d’abstrait. Je me préserve de ce danger en m’ouvrant au frère que je rencontre sur mon chemin. C’est lui qui me tire de moi-même. La parabole du bon Samaritain nous invite à cette réflexion. Il faut passer de la question : « Qu’est-ce que je risque si je m’arrête ? » à une autre question : « Qu’est-ce que, lui, risque si je ne m’arrête pas ? » L’autre est une porte ouverte – le malade, le voisin, le parent, le proche, prévu ou imprévu. Il devient la route unique pour exister. Exister veut dire « sortir de soi ». De qui me fais-je le prochain ? De proche en proche, je suis relié à tous car j’accepte d’être relié à un individu précis. Sinon j’aime tout le monde mais je n’aime personne. Or Lourdes c’est l’apprentissage de cette rencontre avec le proche, avec le lointain devenu proche. On retrouve la phrase de Bernadette, « Elle me regardait comme on regarde une autre personne. » Quand je suis sur le quai de la gare, je vois toutes les destinations inscrites sur les panneaux, mais je peux ignorer celui qui attend son train à côté de moi. A Lourdes, si je m’assieds au pied de la Vierge couronnée, je peux faire le tour du monde si je regarde et si je suis attentif. C’est le cœur de notre foi. On est parfois scandalisé : comment le Christ a-t-il pu être cet absolu de Dieu ? C’est parce qu’il est cet individu précis en qui se révèle le Dieu d’amour par la puissance de la résurrection. Le christianisme n’existe pas, c’est le Christ qui existe. Le danger de l’abstraction est d’oublier l’homme véritable. Quand je rencontre un malade, ou bien je fuis dans le noir, ou bien j’accueille ce visage et je sors de moi, donc je recommence à exister. Je me souviens d’avoir entendu comment un jeune homme n’a pu rester au chevet de sa mère mourante à l’hôpital. Il ne voulait pas voir ce spectacle. Pourtant ce visage m’est offert, et je dois l’accueillir même s’il est défiguré et abîmé. C’est la quatrième étape du parcours : du cachot, on est passé à la grotte, puis à la chapelle, puis au monde concret. Qu’est-ce que je fais de celui que je rencontre ? La lumière reçue à la Grotte doit m’aider à voir, à reconnaître et à aimer ce visage que je rencontre ensuite dans la vie de tous les jours.

Vous expliquez comment, jour après jour, on répond à un appel, on construit demain. « Notre cachot doit s’ouvrir et livrer passage aux Béatitudes. Car le message de Lourdes est avant tout une mission. L’Immaculée Conception est la première pierre du monde de demain, la chapelle est toujours à bâtir. » Vous dites aussi : « Il faut avancer sur un chemin, et non se laisser porter par le courant. »  Cela implique aussi une notion de disponibilité et d’ouverture. Cela est donc essentiel ?

On revient à la notion de route orientée. Quand je me laisse aller, je ne vais nulle part. Il faut découvrir un élan, pas seulement une indication mais aussi une force. Je suis pris dans une caravane. Dans un désert, si je ne suis pas dans la caravane, je meurs. Si j’y prends ma place, je vis et j’aide les autres à vivre. La condition de la vie, c’est cette solidarité dans l’espérance. Cela rejoint la deuxième encyclique du Saint-Père : le goût de l’espérance, de la venue, le goût marial. Marie, c’est la maman qui attend un enfant, pas seulement durant la gestation physique de neuf mois, mais pendant les années qui ont suivi, qui l’ont conduite jusqu’à la Croix, jusqu’à la Pentecôte, sur tous les chemins de l’Eglise. A Lourdes, on vient réveiller une communauté trop statique, on prend la route et on va en procession. Un pèlerinage va vers quelque part. Nous sommes conduits vers un chemin qui connaît son terme et invente chaque jour sa façon de le rejoindre. Nous sommes le peuple de la promesse.

Vous insistez sur le dialogue, l’ouverture, l’accueil de soi-même et des autres. Que nous ont révélé Bernadette et Marie ? Vous écrivez ceci : « Marie, c’est la terre qui apparaît en dialogue avec son Autre, une liberté qui dit oui. Bernadette trouve en elle le secret qui lui fait rejoindre la Vérité, non pas un système philosophique, moral ou esthétique, mais une personne entièrement façonnée par le Oui infini de l’Amour ».

Nous sommes le fruit d’un dialogue : le dialogue de nos parents, le dialogue éternel des personnes divines. Nous ne sommes pas un produit fabriqué mais un fruit de l’amour. Bernadette a eu la grâce de constater chaque jour l’amour de ses parents. Beaucoup d’autres ne peuvent s’appuyer sur cette expérience vécue de l’amour des parents, mais ils sont d’autant plus invités à découvrir que, malgré les blessures qui ont marqué même leur naissance, ils sont le fruit de l’amour. C’est toute l’expérience d’Israël. Son origine n’est pas bien glorieuse : « Mon père était un Araméen errant »… Mais le Seigneur m’a aimé. Le pèlerinage à Lourdes donne cette expérience, au-delà des blessures qui marquent, que je suis aimé. Une route s’ouvre devant moi : je suis attendu.

On se rappelle de la réflexion de Martine Guénard qui s’interroge sur nos difficultés à accepter les différences : « j’ai un cadeau à recevoir de l’autre, mais aussi un cadeau à lui donner. »…

On vit dans l’échange. Alors que je me croyais le plus pauvre, j’ai une richesse à partager. On se souvient de la rencontre du roi et d’un pauvre, sur sa route. Le pauvre pense qu’il va recevoir quelque chose, mais le roi lui demande : « Qu’as-tu à me donner ? » Le pauvre ouvre alors sa besace et tend un grain de blé. Peu après, le pauvre ouvre ses maigres affaires, et trouve un grain d’or.  « Que n’ai-je tout donné ? » Ce que nous partageons est transformé, transfiguré. Le pape Paul VI disait : « L’Eglise se fait dialogue, se fait conversation. » La parole des hommes est prise dans un dialogue avec le Dieu vivant. Elle ouvre alors un chemin d’éternité.

Que peut-on rajouter à notre entretien ?

Je voudrais encore souligner cette notion d’itinéraire, qui aboutit dans le cœur de Dieu. Les quatre étapes nous l’enseignent : le cachot, la grotte, la chapelle, le monde concret.  Ce monde est fait pour accueillir la lumière jaillie de la Grotte, et se laisser transformer par elle. Marie, l’Immaculée Conception, est l’image d’une humanité qui dit oui. Son nom, donné à Bernadette le 25 mars, neuf mois avant Noël, nous fait découvrir en elle celui qu’elle porte maintenant : Jésus, qui est son secret et le secret du monde. Marie porte le fils de Dieu et une humanité nouvelle.

Propos recueillis par Béatrice Rouquet.

One Response

  1. Merci beaucoup, pour ce message d’espérance pour tous les malades et les pèlerins de Lourdes, que la charité fraternelle et la foi puisse toujours aider chacun à aller vers son prochain et découvrir la joie d’aimer.
    Reconnaissance à Notre-Dame de Lourdes et Sainte Bernadette Soubirous.

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